Il y aura pile 80 ans aujourd’hui, Gilbert Keith Chesterton quittait ce monde.
Dieu rappelait à Lui l’esprit le plus délicieux sans doute, que l’Angleterre ait pu produire dans nos temps modernes. Il fut surnommé « le prince du paradoxe » mais ce n’était pas, chez lui, une simple manie de gentleman snob, un artifice facile de l’humour anglais, ou un dandysme que son physique impressionnant (1) ne parvenait pas à démentir.
Comme Rousseau, il aurait pu dire « je préfère être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés »(2) mais il s’est lui-même bien mieux dépeint dans Orthodoxie : « Je ne connais rien de si méprisable qu’un pur paradoxe, une simple défense ingénieuse de l’indéfendable (…) Jamais, de toute ma vie, je n’ai dit quelque chose uniquement parce que c’était drôle. Bien évidemment, j’ai eu ma part de vanité humaine, et il m’est arrivé de penser que c’était drôle parce que c’était moi qui l’avais dit. C’est une chose de rapporter une interview avec une gorgone ou un griffon, créatures qui n’existent pas; c’est une tout autre chose de découvrir que le rhinocéros existe et alors prendre plaisir au fait qu’il a l’air de ne pas exister. Nous cherchons la vérité, mais peut-être recherchons-nous d’instinct les vérités les plus extraordinaires ».
En effet un paradoxe s’oppose à l’opinion commune. Lorsque celle-ci repose sur le bon sens, l’expérience, ou la Révélation transmise à tous par la tradition, elle énonce en ce cas, au minimum, une vérité usuelle. Le « pur paradoxe » qu’on lui oppose est alors ce qu’en dit ci-dessus notre auteur : une simple défense ingénieuse de l’indéfendable.
Par contre, les opinions qu’il démolit avec malice sont produites par la modernité et les théories qu’elle engendre, aussi prétentieuses qu’étroites, qui aboutissent à la négation des « vérités les plus extraordinaires ». Notre écrivain « raconte les aventures éléphantesques à la poursuite de l’évidence » (3) qui furent les siennes. L’adjectif morpho-descriptif correspond ici à l’ampleur paradoxale de la tâche, mais aussi, en double auto-dérision, à celle de ses errements intellectuels de jeunesse, ainsi qu’à sa propre corpulence. « L’évidence » poursuivie, tout aussi paradoxale, retrouve celle de la lettre volée d’Edgar Poe, invisible, car trop visible par tous.
La vérité des paradoxes de Chesterton est dans les paradoxes de la Vérité, opposés aux lieux communs de l’époque moderne.
Cette même Orthodoxie, pièce majeure d’une oeuvre au demeurant imposante par son abondance et sa diversité (4), l’illustre éminemment. Son titre désigne, avant même la pleine conversion de son auteur, la Foi Catholique, et ce livre répond aux réactions qu’Hérétiques, son écrit précédent, avait provoquées. On lui reprochait de n’y être que critique, en le sommant de donner sa position.
Quand son éditeur dit sentencieusement de quelqu’un : « Cet homme ira loin : il a confiance en lui-même », il s’attire de notre écrivain une réplique déconcertante : « Les hommes qui ont vraiment confiance en eux-mêmes sont tous dans des asiles d’aliénés ». Suit, pour la justifier, une étourdissante analyse de la folie, dont nous ne pouvons ici donner que quelques extraits : « Pour un fou, sa folie est quelque chose de tout à fait prosaïque; parce qu’elle est absolument vraie. Un homme qui se prend pour un poulet, se trouve aussi prosaïque qu’un poulet. (…) C’est l’homogénéité de son esprit qui le rend ennuyeux, et qui le rend fou (…) les bizarreries n’étonnent que les gens normaux (…) les gens normaux ont beaucoup plus d’occasions de se passionner; alors que les gens bizarres se plaignent toujours de trouver la vie monotone ( …) Si vous discutez avec un fou, il est probable que vous aurez le dessous (…) son esprit se meut d’autant plus vite qu’il n’est pas retardé par les choses qui entrent en ligne de compte dans un bon jugement ».
D’où le fameux constat paradoxal « le fou n’est pas celui qui a perdu la raison : le fou, c’est celui qui a tout perdu, sauf sa raison ».
La « caractéristique principale et élémentaire de la folie » est, en effet « la raison sans racines, la raison dans le vide. L’homme qui se met à penser sans avoir des principes premiers justes, devient fou; il commence à penser par le mauvais bout ».
C’est à partir de cette analyse qu’il faut comprendre, au chapitre suivant, la formule plus célèbre encore : « Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles ». En effet, coupées de leur source commune, « isolées l’une de l’autre (…) elles vagabondent toutes seules ». Ainsi, ce qui trouve une actualité inattendue : « certains humanitaires ne s’intéressent qu’à la pitié; mais leur pitié, je regrette de le dire, est souvent mensonge. M. Blatchford, par exemple, attaque le christianisme parce que lui, il est fou d’une seule vertu chrétienne : de la vertu de charité purement mystique et presque irrationnelle. Il a cette idée étrange qu’il rendra plus facile le pardon des péchés en disant qu’il n’y a point de péchés à pardonner ». De même pour « l’humilité déplacée (…) la modestie a cessé tout rapport avec l’ambition pour entrer en contact intime avec la conviction, ce qui n’aurait jamais dû se produire. Un homme peut douter de lui-même, mais non de la vérité, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, ce qu’un homme affirme, c’est exactement ce qu’il ne doit pas affirmer, c’est-à-dire lui-même ! Ce dont il doute est précisément ce dont il ne doit pas douter ».
Suivant la même joyeuse méthode, Chesterton poursuit jusqu’au bout de cet ouvrage, une démonstration de la folie des conceptions modernes qui réduisent à elles-mêmes, la réalité. Il en fait autant à l’égard de leurs préjugés contre l’ « orthodoxie ». A chaque fois, il découvre ou retrouve avec émerveillement et d’une façon où se mêle le Mystère, le bien-fondé et les fruits naturels et surnaturels des vérités chrétiennes. La réplique Shakespearienne : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie »(5) aurait pu être sienne.
En réalité cette inspiration est présente dans toute son oeuvre, et Les Enquêtes du père Brown n’y échappent pas.
Cette savoureuse série de nouvelles aurait dû valoir à notre auteur, dans le domaine du roman policier, une renommée pour le moins égale à celle de Conan Doyle ou d’Agatha Christie. Son héros, le Père Brown, un ecclésiastique qui ne paye pas de mine, aurait également mérité d’être comparé à Sherlock Holmes, Hercule Poirot, ou Miss Marple, à partir d’une analogie certaine : sous des dehors trompeurs, une prodigieuse capacité d’observation et de déduction permettant de démasquer les criminels les plus ingénieux.
Ce n’est malheureusement guère le cas, du moins en France. Le fait qu’il s’agisse d’un prêtre catholique pourrait bien y être, pour quelque chose … Cette qualité donne pourtant à ces récits une dimension supérieure, où l’on retrouve, comme en paraboles, tout l’esprit et le message de Chesterton.
Bonne lecture !
(1) 1mètre 93 et plus de 130 Kg !
(2) Emile
(3) in Orthodoxie
(4) 80 livres, des centaines de poèmes et autant de nouvelles, des milliers d’articles et plusieurs pièces de théâtre.
( 5) Hamlet
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