Quelques préoccupations à propos d’ »Amoris lætitia »

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par Anna M. Silvas

Source : chiesa.espresso.repubblica.it

Dans mon exposé, je voudrais mettre en évidence quelques-unes des préoccupations les plus pressantes que m’inspire « Amoris lætitia ». Ma réflexion va être organisée en trois parties. La première partie concernera mes préoccupations à caractère général à propos d’ »Amoris lætitia » ; la seconde partie sera concentrée sur le chapitre 8, désormais tristement célèbre ; enfin la troisième partie indiquera quelques unes des implications d’ »Amoris lætitia » pour les prêtres et pour le catholicisme.

Je suis bien consciente du fait qu’ »Amoris lætitia », en tant qu’exhortation apostolique, ne rentre dans aucune catégorie d’infaillibilité. Cependant c’est un document du magistère pontifical ordinaire, ce qui en rend la critique très difficile, en particulier au point de vue doctrinal. Il me semble qu’il s’agit d’une situation sans précédent. Je voudrais qu’un grand saint, comme saint Paul, saint Athanase, saint Bernard ou sainte Catherine de Sienne, ait le courage et les titres de compétences spirituelles voulus, c’est-à-dire le don de prophétie le plus authentique, pour dire la vérité au successeur de Pierre et l’inciter à un meilleur état d’esprit. En ce moment, l’autorité hiérarchique au sein de l’Église semble atteinte d’une étrange paralysie. Peut-être l’heure des prophètes est-elle venue – mais celle des vrais prophètes. Où sont les saints aux « nooi » (esprits) longuement purifiés par le contact avec le Dieu vivant dans la prière et dans l’ascèse, ayant le don de la parole inspirée, qui seraient capables d’accomplir une telle mission ? Où sont-ils ?

Préoccupations générales

Gravées sur des tables de pierre par le doigt du Dieu vivant (Ex 31,18  ; 32, 15), les dix « paroles » données à l’humanité de tous les temps disent : « Tu ne commettras pas l’adultère » (Ex 20, 14), et : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin » (Ex 20, 17).

Notre Seigneur lui-même a déclaré : « Celui qui répudie sa femme et en épouse une autre, commet un adultère à son égard (Mc 10, 11).

Et l’apôtre Paul a repris ce langage : « Si donc, du vivant de son mari, elle devient la femme d’un autre homme, elle sera appelée adultère » (Rom 7:3 ).

Le mot « adultère » est totalement absent du vocabulaire d’ »Amoris lætitia »  : voilà un silence assourdissant. À sa place, on trouve des expressions telles que « unions ‘irrégulières' », ou encore « situations irrégulières”, avec le mot « irrégulières » entre deux paires de guillemets, comme si l’auteur avait voulu prendre ses distances même avec cette manière de s’exprimer.

« Si vous m’aimez », dit Notre Seigneur, vous garderez mes commandements (Jn 14:15)  ; l’Évangile et les épîtres de Jean reprennent cet avertissement de différentes manières. Il signifie non pas que notre conduite est justifiée par nos sentiments subjectifs, mais plutôt que notre disposition d’esprit subjective est vérifiée dans notre conduite, c’est-à-dire dans le fait d’obéir. Hélas, lorsque nous examinons « Amoris lætitia », nous constatons que les « commandements » sont, eux aussi, totalement absents de son vocabulaire, de même que l’obéissance. À la place, nous trouvons quelque chose qui s’appelle les « idéaux » et qui apparaît de manière répétée tout au long du document.

Il y a une autre expression-clé que je regrette de ne pas trouver dans le langage de ce document : la crainte du Seigneur. Vous savez, cette crainte face à la souveraine réalité de Dieu qui est le commencement de la sagesse, l’un des dons du Saint-Esprit dans le sacrement de confirmation. Mais, à vrai dire, cette crainte sacrée a disparu, depuis longtemps, d’une bonne partie du discours catholique moderne. Cette expression sémitique, qui correspond à « eulabeia » et « eusebia » en grec, ou à « pietas » et « religio » en latin, constitue le noyau d’une disposition du cœur envers Dieu, l’esprit même de la religion.

Un autre champ lexical est également absent d’ »Amoris lætitia », celui du salut éternel. On ne trouve pas, dans ce document, d’âmes immortelles ayant besoin du salut éternel ! Il est vrai que « la vie éternelle » et « l’éternité » sont citées aux nos 166 et 168 comme « accomplissement » apparemment inévitable de la destinée d’un enfant, mais sans que rien n’indique que les impératifs de la grâce et du combat, en bref, du salut éternel, aient quelque chose à voir dans cette démarche.

Étant donné que la culture intellectuelle de chacun, nourrie de foi, est formée à faire écho aux mots qu’il entend, leur absence dans ce texte résonne à mes oreilles. Voyons donc ce que nous avons dans le document lui-même.

Pourquoi une telle prolixité, 260 pages en tout, autrement dit plus de trois fois la longueur de « Familiaris Consortio » ? Il y a certainement là un grand manque de courtoisie pastorale. Et pourtant le pape François veut que « chaque partie » soit « lue patiemment et soigneusement » (n° 7). Eh bien certains d’entre nous ont dû le faire. Et le texte est bien souvent ennuyeux et sans grande envergure. D’une manière générale, je trouve que les propos du pape François, pas seulement dans ce texte mais partout ailleurs, sont plats et unidimensionnels. « Superficiel » pourrait exprimer mon sentiment et également « simpliste » : pas de sens de la profondeur sous des mots saints et vrais, qui nous invitent à prendre le large.

L’une des caractéristiques les moins plaisantes d’ »Amoris lætitia » est le grand nombre de commentaires brusques et désinvoltes et de remarques désobligeantes que fait le pape François, qui abaissent grandement le ton général de son propos. On reste souvent perplexe quant aux motifs qui ont fait naître ces commentaires. Par exemple, dans la tristement célèbre note en bas de page n° 351, il fait la leçon aux prêtres en affirmant que « le confessionnal ne doit pas une salle de torture ». Une salle de torture ?

Autre exemple  : au n° 36, il affirme : « Nous avons souvent présenté le mariage de telle manière que sa fin unitive, l’appel à grandir dans l’amour et l’idéal de soutien mutuel ont été occultés par un accent quasi exclusif sur le devoir de la procréation ».

Toute personne un peu informée du développement de la doctrine relative au mariage sait que le bien unitif a fait l’objet d’un vaste réexamen depuis au moins « Gaudium et Spes » n° 49, avec une histoire qui remonte plusieurs décennies en arrière.

A mon avis, ces caricatures impulsives, dénuées de fondement, sont indignes de la dignité et du sérieux qui devraient caractériser une exhortation apostolique.

Aux nos 121 et 122, nous avons un exemple parfait du caractère erratique de la manière de s’exprimer du pape François. Celui-ci décrit d’abord le mariage comme « un signe précieux » et comme « l’icône de l’amour de Dieu pour nous » avant que cette image du Christ et de son Église devienne, quelques lignes plus loin, un « poids terrible » qui est imposé aux époux. Il a utilisé cette phrase précédemment, au n° 37. Mais qui a jamais attendu, de la part des gens mariés, une perfection immédiate  ? Qui n’a pas conçu le mariage comme un projet de progrès s’étalant sur toute la vie et s’appuyant sur le sacrement ?

Ce n’est pas des Pères de l’Église ou des maîtres de la vie spirituelle dans la grande Tradition que s’inspire le langage d’émotion et de passion qu’emploie le pape François (nos 125, 242, 143, 145), mais plutôt de la mentalité des médias populaires. L’assemblage simpliste de l’éros et du désir sexuel qu’il présente au n° 151 cède à la manière séculière de voir celui-ci et passe sous silence l’encyclique « Deus Caritas Est » du pape Benoît, texte marqué par une présentation très méditée du mystère de l’éros, de l’agapé et de la croix.

On est mal à l’aise devant le langage ambigu des nos 243 et 246, qui donnent à penser que, d’une certain manière, c’est la faute de l’Église, ou de quelque chose dont l’Église devrait anxieusement s’excuser, lorsque certains de ses membres s’engagent dans une union qui est objectivement adultère et que, ce faisant, ils s’excluent eux-mêmes de la Sainte Communion. Il s’agit là d’une idée maîtresse qui imprègne le document tout entier.

À plusieurs reprises, pendant que je lisais ce document, je me suis arrêtée et j’ai constaté avec étonnement : “Cela fait bien des pages que je n’ai rien lu à propos du Christ ». Trop fréquemment nous sommes soumis à de longues tirades de conseils paternels qui pourraient nous être donnés par n’importe quel journaliste laïc incroyant, le genre de textes que l’on peut trouver dans les pages du Reader’s Digest, ou dans les encarts «style de vie» des journaux du weekend.

Certaines doctrines de l’Église, c’est vrai, y sont fermement soutenues, par exemple celle qui s’oppose aux unions entre personnes du même sexe (n° 52) et à la polygamie (n° 53), à l’idéologie du genre (n° 56) et à l’avortement (n° 84) ; il y a des confirmations de l’indissolubilité du mariage (n° 63) et de son objectif de procréation, un maintien d’ »Humanæ Vitæ » (nos 68, 83 ), une affirmation des droits souverains des parents en ce qui concerne l’éducation de leurs enfants (n° 84), du droit qu’a chaque enfant d’avoir une mère et un père (nos 172, 175), de l’importance des pères (nos 176, 177). On peut même trouver, occasionnellement, des pensées poétiques, telles que ‘le regard’ d’amour des époux qui se contemplent (n° 127-8), ou la maturation du bon vin utilisée comme image de la maturation des époux (n° 135).

Mais toute cette doctrine louable est sapée, d’après moi, par la rhétorique générale de l’exhortation et par celle du pontificat du pape François tout entier. Ces confirmations de la doctrine catholique sont bienvenues mais il faut se demander si elles ont plus de poids que l’enthousiasme passager et erratique de l’actuel occupant de la Chaire de Saint Pierre ? Je dis cela sérieusement. Mon instinct me suggère que la prochaine position menacée d’écroulement sera la question du « mariage » entre personnes du même sexe. S’il est possible de construire une justification des états d’adultère objectif, sur la base d’une reconnaissance des « éléments constructifs dans ces situations qui ne correspondent pas encore ou qui ne correspondent plus à l’enseignement de l’Église en matière de mariage » (n° 292), « quand de telles unions atteignent une stabilité consistante à travers un lien public, elles sont caractérisées par une affection profonde et une responsabilité à l’égard des enfants » (n° 293) etc., pendant combien de temps encore pourra-t-on remettre à plus tard l’application du même raisonnement à des partenariats entre personnes du même sexe ? Oui, les enfants peuvent être impliqués, comme nous le savons très bien au vu du programme des homosexuels. Déjà, l’ancien éditeur du Catéchisme catholique [le cardinal Christoph Schönborn] – le pape François nous a renvoyés à son herméneutique d’ »Amoris lætitia » où celle-ci est présentée comme un « développement de la doctrine » – semble en train d’ »évoluer » quant à la possibilité qu’il existe, entre personnes du même sexe, des « unions » qui soient « bonnes ».

Lecture du chapitre 8

Tout ce que l’on vient de lire, je l’avais pensé avant d’en venir à la lecture du chapitre 8. Je me suis demandé si la prolixité extraordinaire des sept premiers chapitres n’avait pas pour but de nous user avant que nous n’arrivions à ce chapitre crucial et de nous prendre au dépourvu. Pour moi, tout le contenu du chapitre 8 est problématique, pas seulement le n° 304 et la note 351. Dès que j’en ai eu terminé la lecture, je me suis dit à moi-même : c’est clair comme de l’eau de roche, le pape François voulait, depuis le début, une forme quelconque de la proposition Kasper  ; elle est là, Kasper a gagné. Cela explique tout à fait les commentaires secs du pape François à la fin du synode de 2015, quand il avait critiqué les « pharisiens » étroits d’esprit  – évidemment les gens qui avaient empêché que le résultat du synode soit plus conforme à ce qu’il prévoyait. « Pharisiens » ? Quel manque de soin dans le choix des termes ! Les pharisiens, c’étaient les modernistes du judaïsme, en quelque sorte, les maîtres des dix mille nuances – et de manière tout à fait pertinente, ceux qui soutenaient la pratique du divorce et du remariage. Les véritables homologues des pharisiens, dans toute cette affaire, ce sont Kasper et ses alliés.

Continuons. Ce que dit le n° 295 à propos des commentaires consacrés par saint Jean-Paul à la « loi de gradualité » dans « Familiaris Consortio » n° 34, me paraît subtilement déloyal et corrupteur. On dirait une tentative de coopter et de corrompre Jean-Paul pour en faire, précisément, le défenseur d’une éthique situationnelle que le Saint Père avait mis toute son intelligence pastorale pleine d’amour et toute son énergie à combattre. Écoutons donc ce que saint Jean-Paul dit vraiment à propos de la loi de gradualité :

« Les époux… ne peuvent toutefois considérer la loi comme un simple idéal à atteindre dans le futur, mais ils doivent la regarder comme un commandement du Christ Seigneur leur enjoignant de surmonter sérieusement les obstacles. C’est pourquoi ce qu’on appelle la « loi de gradualité » ou voie graduelle ne peut s’identifier à la « gradualité de la loi », comme s’il y avait, dans la loi divine, des degrés et des formes de préceptes différents selon les personnes et les situations diverses. Tous les époux sont appelés à la sainteté dans le mariage, selon la volonté de Dieu ».

La note 329 d’ »Amoris lætitia » présente également une autre corruption subreptice. La note cite un passage de « Gaudium et Spes » n° 51, concernant l’intimité de la vie conjugale. Mais, par un tour de passe-passe que l’on ne perçoit pas, ce passage est au contraire placé dans la bouche des divorcés remariés. Il est certain que de telles corruptions donnent à penser que les références et les notes de bas de page, qui dans ce document servent à faire le gros du travail, doivent être soigneusement vérifiées.

Déjà, au n° 297, nous voyons que la responsabilité, en ce qui concerne les « situations irrégulières », est transférée au discernement des pasteurs. Pas à pas, subtilement, les arguments font avancer un programme bien défini. Le n° 299 demande comment « les diverses formes d’exclusion actuellement pratiquées » peuvent être surmontées et le n° 301 introduit l’idée d’un « colloque avec le prêtre, dans le for interne ». Ne peut-on pas déjà détecter dans quelle direction va l’argumentation ?

Nous en arrivons ainsi au n° 301, qui abandonne le style circonspect alors que nous entrons dans le maelstrom des « circonstances atténuantes ». Ici, on a l’impression que la « vieille Église méchante » a enfin été remplacée par la « nouvelle Église gentille » : dans le passé, nous avons pu penser que les personnes qui vivaient en « situation irrégulière » sans se repentir étaient en état de péché mortel ; mais, maintenant, il est possible que ces personnes ne soient pas en état de péché mortel, après tout, et la grâce sanctifiante peut effectivement être à l’œuvre en eux.

Le texte explique alors, dans un excès de pur subjectivisme, qu’ »un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les «  valeurs comprises dans la norme  » ». C’est une circonstance atténuante plus forte que toutes les circonstances atténuantes. Alors, avec cet argument, pouvons-nous maintenant disculper Lucifer de son envie originelle, parce qu’il avait une « grande difficulté à saisir » la « valeur », pour lui, de la majesté transcendante de Dieu ? À ce point, j’ai la sensation que nous avons complètement perdu pied et que nous sommes tombés, comme Alice, dans un univers parallèle, où rien n’est ce qu’il paraît être.

Une série de citations de saint Thomas d’Aquin est appelée à la rescousse ; je ne suis pas qualifiée pour les commenter, sinon pour dire que, bien évidemment, une vérification et une contextualisation sérieuses sont fortement recommandées. Le n° 304 est une apologie hautement technique de la morale casuistique, traitée en termes exclusivement philosophiques sans une seule allusion au Christ ou à la foi. On ne peut pas s’empêcher de penser que ce paragraphe a été rédigé par une autre main. Ce n’est pas le style de François, même si c’est ce qu’il croit.

Nous en arrivons enfin au crucial n° 305. Il commence par deux de ces caricatures désinvoltes que l’on retrouve tout au long du document. Le pape François répète et réaffirme maintenant la nouvelle doctrine qu’il a présentée un peu plus tôt : quelqu’un peut être dans une situation objective de péché mortel – car c’est de cela qu’il parle – et continuer à vivre et à progresser dans la grâce de Dieu, tout en « recevant à cet effet l’aide de l’Église », qui, à ce qu’assure la tristement célèbre note 351, peut inclure, « dans certains cas », à la fois la confession et la sainte communion. Je suis certaine qu’il y a maintenant beaucoup de gens qui travaillent activement à « interpréter » tout cela selon une « herméneutique de continuité », pour en montrer l’harmonie, je présume, avec la Tradition. Je pourrais ajouter que, dans ce n° 305, le pape François se cite quatre fois. En réalité, il apparaît que le point de référence le plus fréquemment cité par le pape François tout au long d’ »Amoris lætitia », c’est lui-même, ce qui est intéressant en soi.

Dans le reste du chapitre, le pape François change d’approche. Il reconnaît avec embarras que son approche peut « prêter à confusion » (n°308). À cela, il répond en parlant de la « miséricorde ». Au tout début de l’exhortation, dans le n° 7, il a déclaré qu’il est probable que « tous se sentiront interpellés par le chapitre huit ». Oui, c’est vrai, mais pas tout à fait dans le sens joyeusement heuristique auquel il pensait. Le pape François a volontiers admis, dans le passé, qu’il est le genre de personne qui aime faire du « bruit » ? Eh bien, je crois que l’on peut reconnaître qu’il y est certainement parvenu avec son exhortation.

Permettez-moi de vous parler de l’un de mes amis, un homme marié plutôt taciturne et prudent. Avant que l’exhortation apostolique ne soit publiée, il m’a dit : « J’espère qu’il évitera l’ambigüité ». Eh bien je pense que même la plus pieuse des lectures d’ »Amoris lætitia » ne permet pas de dire qu’il a évité l’ambigüité. Une expression du pape François lui-même, « nous nous trouvons face à des phénomènes ambigus » (n° 33) peut certainement être appliquée à ce document et, je crois pouvoir le dire, à tout son pontificat. Si nous sommes mis dans la situation impossible de critiquer un document du magistère ordinaire, demandez-vous si, dans « Amoris lætitia », le pape François lui-même ne relativise pas l’autorité du magistère, en altérant le magistère du pape Jean-Paul, en particulier celui qui est exprimé dans « Familiaris Consortio » et « Veritatis Splendor ». Je défie quiconque de relire à tête reposée l’encyclique « Veritatis Splendor », par exemple du n° 95 au n°105, et de ne pas conclure qu’il y a une profonde dissonance entre cette encyclique et l’exhortation apostolique dont nous parlons en ce moment. Dans ma jeunesse, j’ai été angoissée par le problème suivant : comment peut obéir à celui qui désobéit ? Parce qu’un pape est, lui aussi, appelé à obéir – et il l’est même tout particulièrement.

Les implications plus larges d’ »Amoris lætitia »

Les graves difficultés que je prévois, en particulier pour les prêtres, seront le résultat des interprétations contradictoires des failles dont est discrètement parsemée « Amoris lætitia ». Que fera un jeune prêtre récemment ordonné, qui, étant bien informé, souhaitera maintenir le principe selon lequel les divorcés remariés ne peuvent en aucun cas être admis à la Sainte Communion, alors que son curé adoptera une pratique d’ »accompagnement » qui considérera au contraire qu’ils le peuvent. Que fera un curé ayant le même sens de la fidélité, si son évêque et son diocèse décident de mettre en œuvre une pratique plus libérale ? Que feront les évêques d’une région par rapport à ceux d’une autre région, étant donné que chaque groupe d’évêques décidera de la manière de prendre en compte les « nuances » de cette nouvelle doctrine, ce qui aura pour conséquence, dans le pire des cas, que ce qui sera considéré comme un péché mortel d’un côté de la frontière, sera « accompagné » et approuvé tacitement de l’autre côté ? Nous savons que cela se fait déjà, officiellement, dans certains diocèses allemands, et non officiellement en Argentine, et même ici en Australie, depuis des années, comme je peux m’en porter garante en ce qui concerne ma propre famille.

Un tel résultat est effrayant, il peut marquer – comme un autre de mes amis, lui aussi marié, me l’a suggéré – l’effondrement de ce qu’affirme le christianisme catholique. Mais, bien entendu, d’autres aspects de la détérioration ecclésiale et sociale nous ont également conduits jusqu’à ce point : les dégâts provoqués par le pseudo-renouvellement dans l’Église au cours des dernières décennies, la politique d’inculturation, d’une stupidité ahurissante, qui est appliquée à une culture occidentale désormais sans racines et confrontée à un sécularisme militant, l’incessante et progressive érosion du mariage et de la famille dans la société, les attaques contre l’Église qui viennent de l’intérieur, plus fortes que celles qui viennent de l’extérieur, ce que déplorait tant le pape Benoît, la défection de longue date de certains théologiens et laïcs en matière de contraception, les effrayants scandales sexuels, les innombrables sacrilèges commis avec désinvolture, la perte de l’esprit de la liturgie, les schismes « de facto » à l’intérieur de l’Église à propos de toute une série de sujets et d’approches graves, à peine masqués par une apparente unité « de jure » de l’Église, les formes de profonde dissonance spirituelle et morale qui, de nos jours, bouillonnent sous l’étiquette délabrée de « catholiques ». Et nous sommes étonnés que l’Église soit faible sur le chemin de la disparition ?

Nous pourrions également retracer les longs antécédents diachroniques d’ »Amoris lætitia ». Étant un esprit quelque peu à l’ancienne, je vois dans ce document le fruit mauvais de certains développements qu’a connus l’Église en Occident au cours du deuxième millénaire. Je voudrais, en particulier, en citer rapidement deux : la forme de thomisme, nettement rationaliste et dualiste, encouragée par les jésuites au XVIe siècle et, dans ce contexte, l’élaboration par ces mêmes jésuites de la conception casuistique du péché mortel au XVIIe siècle. L’art de la casuistique a été appliqué à une nouvelle catégorie de science sacrée appelée  » théologie morale », dans laquelle, me semble-t-il, la règle à calcul est maniée habilement pour évaluer le niveau de culpabilité qu’il ne faut pas dépasser si l’on veut éviter d’être accusé de péché mortel – techniquement, en tout cas. Quel but spirituel ! Quelle vision spirituelle ! Aujourd’hui, la casuistique dresse sa tête hideuse sous une forme nouvelle, appelée éthique situationnelle – et, à vrai dire, « Amoris lætitia » en est pleine – même si elle a été expressément condamnée par saint Jean-Paul II dans son encyclique « Veritatis Splendor » !

Péroraison

Puis-je vous exhorter d’une manière quelconque qui vous soit utile ? Saint Basile a écrit une magnifique homélie à  propos du texte : « Prends garde à toi et veille attentivement sur ton âme » (Deut 4, 9). Nous devons d’abord prendre nos dispositions. Les Pères du Désert racontent plusieurs histoires dans lesquelles un jeune moine assure son salut éternel grâce à l’héroïque douceur de son obéissance à un père abbé qui présente de sérieux défauts. Et il finit même par aboutir à la repentance et au salut de son abbé. Nous ne devons pas nous laisser entraîner dans quelque réaction d’hostilité que ce soit contre le pape François, sans quoi nous risquons de faire le jeu du diable. Ce Saint-Père qui présente de sérieux défauts, nous devons aussi l’honorer, le porter dans notre charité et prier pour lui. Avec Dieu, rien ne sera impossible. Qui sait si Dieu n’a pas mis Jorge Bergoglio à cette place afin de trouver suffisamment de gens pour prier efficacement pour le salut de son âme ?

Je remarque que les cardinaux Sarah et Pell gardent le silence. Il peut y avoir de la sagesse dans cette attitude – au moins pour le moment. Pour le moment, vous qui avez des responsabilités dan le gouvernement de l’Église, vous allez devoir prendre des mesures concrètes en ce qui concerne les questions délicates soulevées par « Amoris lætitia ». Tout d’abord, dans notre esprit, il ne doit pas y avoir de doutes quant à ce qu’est et ce que sera toujours l’enseignement de l’Évangile. Bien évidemment, toutes les stratégies imaginables tendant à une clarification officielle de la pratique pastorale envisagée doivent être essayées. J’insiste particulièrement sur ce point auprès des évêques. Certains d’entre vous vont peut-être se trouver, vis-à-vis de leurs pairs, dans des situations très difficiles, qui demanderont presque les vertus d’un confesseur de la foi. Êtes-vous prêts pour les coups, au sens figuré, que vous pourriez être amenés à recevoir ? Vous pouvez, bien entendu, choisir la sécurité illusoire d’une superficialité conventionnelle et d’une popularité apparente, ce qui est une grande tentation pour les ecclésiastiques comme pour les gens qui travaillent en entreprise. Je ne le conseille pas. L’époque est grave, peut-être bien plus grave que nous ne l’imaginons. Nous allons être mis à l’épreuve. « Le Seigneur est là. Il t’appelle ».

À propos de l’attitude appropriée pour les divorcés remariés à propos de l’eucharistie

J’ai reçu dernièrement un e-mail dans lequel un de mes amis me communiquait des remarques à propos de l’attitude convenable en matière d’eucharistie pour les personnes en « situations irrégulières ». Dans ma réponse, j’ai indiqué ce que je considérais comme la conduite souhaitable, aux points de vue spirituel et sacramentel, pour un catholique qui est en « situation irrégulière » :

Il y a une dame charmante qui vient à la messe, de manière habituelle, à notre cathédrale et qui s’assied au fond de l’édifice. J’ai bavardé avec elle et j’ai appris qu’elle était dans une de ces  » situations irrégulières », mais qu’elle assistait très régulièrement à la messe, sans toutefois recevoir la sainte communion. Elle ne se répand pas en critiques contre l’Église, ne dit pas « C’est la faute de l’Église », ou « Comme l’Église est injuste ! », sentiments que j’ai entendu exprimer par d’autres personnes que j’ai gentiment rappelées à l’ordre. Je trouve la conduite de cette dame admirable, compte tenu des circonstances.

Parmi ceux qui se trouvent dans ces situations, certains ne sont pas encore parvenus jusqu’au degré de repentir voulu (et donc jusqu’à la confession) mais ils ne veulent pas renoncer à regarder vers Dieu. Pour eux, la meilleure manière de prier est de se présenter au Seigneur, à la messe, précisément dans leur état de privation et de besoin, sans s’avancer pour « saisir » l’eucharistie, mais en s’efforçant de s’ouvrir à l’action de la grâce et à un changement de leur situation, si et quand cela est possible. Mon opinion à propos de leur pénible situation est qu’il est préférable, même si c’est difficile, qu’ils se maintiennent honnêtement dans la tension de cette situation devant Dieu, sans subterfuges. Je pense qu’ainsi ils se positionnent au mieux pour le triomphe de la grâce.

Qui d’entre nous ne peut pas s’identifier à cette situation de déséquilibre dans la lutte spirituelle de notre vie, c’est-à-dire lorsque nous nous battons durement contre une passion apparemment incurable et que nous peinons à en sortir, ou peut-être que nous nous enlisons longtemps dans un péché avant que notre vie morale ne parvienne à un état de plus grande liberté ? Souvenez-vous de la célèbre prière que saint Augustin adressait à Dieu alors qu’il progressait vers sa conversion définitive : « Domine, da mihi castitatem, sed noli modo » : Ô Seigneur, donne-moi la chasteté, mais pas tout de suite. Je pense que lorsque des gens qui sont dans ces situations assistent à la messe et renoncent à recevoir la communion, cela constitue potentiellement un grand témoignage pour nous tous. Et oui, c’est une invitation pressante à examiner nos propres dispositions d’esprit lorsque nous nous avançons pour recevoir le Corps et le Sang très saints de Notre Seigneur qui nous font partager sa divinité.

À propos de quoi, il me vient à l’esprit cette boutade de l’acteur Richard Harris, « viveur » et catholique non pratiquant pendant de nombreuses années : « J’ai divorcé deux fois, mais j’aimerais mieux mourir en mauvais catholique que d’amener l’Église à changer pour s’adapter à ce qui m’arrangerait ».

Selon moi, il y a plus de vérité dans cette formule que dans… je ferais mieux de ne pas dire quoi.

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Traduction française par Antoine de Guitaut, Paris, France.

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