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Une des caractéristiques de l’homme moderne, c’est de
le qualifier d’homme consumériste, ou d’homme qui intègre une société
de consommation. Tocqueville au XIXe siècle prédisait
déjà que selon lui, l’homme – et la société du XXe siècle – serait un
homme de faible stature spirituelle, toujours à la recherche d’utilités
et de petits intérêts, sous un Etat aux apparences paternelles, mais
totalitaire en son fond. Cette particularité de l’homme moderne nous
permet de le qualifier de « homo economicus ».
Quand l’argent, au-delà de sa finalité naturelle, qui est de déterminer
l’équivalence entre les choses, domine avec séduction sur ceux qui
vivent dans la cité, cette cité se convertit en un grand marché et le
citoyen en un être producteur et consommateur.
Quels sont les traits de l’entrepreneur ?
Son but principal n’est pas toujours l’appât
du gain. Ce qui préoccupe et absorbe tout homme d’affaires, ce qui
remplit sa vie et donne un sens à son activité, c’est l’intérêt de son
entreprise. Ce en quoi l’homme d’affaires concentre son travail, ses
préoccupations, ce sur quoi il chiffre sa fierté et ses désirs, c’est
son entreprise. L’entreprise est pour lui un être en chair et en os qui
grâce à sa comptabilité, son organisation, ses contrats commerciaux,
entraîne une existence économique indépendante. L’homme d’affaire ne
connaît pas d’autre fin, n’a pas d’autre préoccupation que de voir
croître son négoce jusqu’à se convertir en un organisme florissant,
fort et prospère. La grande majorité des chefs d’entreprise n’ont pas
d’autre aspiration que celle d’amplifier leur négoce. Si on leur
demande pourquoi tout cela, quel objet ont en réalité toutes ces
préoccupations, ils vous regardent la bouche ouverte et vous répliquent
un peu irrités que cela ne demande aucune explication, que le requiert
le développement de la vie économique, que l’exige le progrès. Une
telle analyse pour l’observateur impartial, une telle réponse paraît
absurde jusqu’à impliquer une espèce de régression à l’état élémentaire
de l’âme infantile. L’enfant à quatre idéaux qui dirigent sa vie.
– Le premier c’est la grandeur incarnée dans
les personnes d’âge mûr, et en dernier lieu par le géant. On retrouve
cela dans la valorisation quantitative propre à l’homme d’affaires. Pour
lui, avoir du succès signifie avoir des avantages sur les autres,
arriver à être plus que le voisin, à avoir plus que lui, être plus
grand comme le veulent les enfants, une certaine recherche d’infinitude
qui est parfois la signature de l’esprit de lucre.
– Le deuxième idéal propre aux enfants, c’est
celui du mouvement rapide. La célérité pour mener à bien ses plans
économiques intéresse l’homme d’affaires moderne autant que son
caractère massif et quantitatif ; le concept de record arrive aux
affaires.
La troisième affection de l’enfant, c’est la
nouveauté. L’enfant se fatigue vite de ses projets, il en laisse un
pour en prendre un autre. Également l’homme d’affaires de notre temps
est attiré par ce qui est nouveau parce que nouveau, inédit.
– Finalement, l’enfant cherche à sentir qu’il
a un certain pouvoir, et pour cela il donne des ordres à ses petits
frères ou oblige le chien à faire des pirouettes. La recherche du
pouvoir est la quatrième tendance de l’homme d’affaires. Ainsi le chef
d’entreprise moderne polarisé dans son négoce, a une teinture morale
qui l’assimile aux enfants. Il y a donc en lui un certain infantilisme.
Attention, tous les chefs d’entreprise ne sont pas ainsi, il y en a de
véritablement exemplaires, mais la plus grande partie d’entre eux
s’adonnent fébrilement à leur activité jusqu’à la limite des
possibilités humaines, au détriment de leur famille, au détriment
surtout de leur vie spirituelle. Tous et chacun des moments de la
journée, de l’amour, de la vie, toutes les aspirations de l’esprit,
toutes les préoccupations et les inquiétudes sont consacrées à une
seule chose : la production. Un tel excès d’activité finit par détruire
le corps et corrompre l’âme.
Regardez cet homme qui vit en dépendance des
va-et-vient de la bourse. Il se trouvait déjà sur le point de mourir,
ses yeux étaient déjà fermés. Tout à coup, il les ouvrit et avec ce
qu’il lui restait de voix, il s’adressa à l’un de ses fils « A combien
est aujourd’hui la cotation du dollar ?». Ce furent ses dernières
paroles. Une pareille polarisation sur les gains, fait que ce type
d’hommes d’affaires, aujourd’hui dominant, sont totalement étrangers à
toute considération étrangère à autre chose que le gain, convaincus
qu’ils sont de la supériorité de la valeur lucrative sur toutes les
autres valeurs. Il n’existe déjà plus aucun scrupule de type moral,
esthétique ou sentimental. On peut leur appliquer ce qui s’est dit d’un
des Rockefeller: « Ils ont su passer au-delà de tout
obstacle moral avec un manque de scrupules presque ingénu », John
Rockefeller dont les mémoires reflètent d’excellente manière cette
mentalité, en une occasion a résumé son credo en disant qu’il était
disposé à payer un salaire d’un million de dollars à un de ses
mandataires, à condition qu’il possède – en dehors des aptitudes
nécessaires – une carence de scrupules et qu’il soit disposé à
sacrifier sans la moindre considération, des milliers de personnes.
Voilà pour le visage de l’homme d’affaires, face active de l’esprit
consumériste.
Voyons maintenant la figure du consommateur.
Il est lui aussi obsédé par la valeur
économique, toujours à la recherche de l’utile, du quantitatif sur la
qualité. Le mot d’ordre c’est produire au maximum et consommer le
maximum. L’homme est une machine produire et à consommer.
Or il y a une différence profonde entre les
valeurs économiques et les valeurs spirituelles. Le propre des valeurs
économiques consiste à être échangées et consommées. Le propre des
valeurs spirituelles consiste à être exprimées et communiquées. Une
valeur spirituelle, par exemple, la magnanimité ne s’échange pas, elle
se communique ; e1le ne se consomme pas, elle s’exprime.
Et plus elle se communique et s’exprime, plus
elle s’enrichit et elle grandit, plus elle devient puissante. Par
contre, les valeurs économiques, argent ou choses, s’échangent,
s’utilisent, se consomment. Cela signifie qu’elles peuvent être achetées
ou vendues. Personne en revanche ne peut acheter ou vendre les valeurs
spirituelles, car elles ne sont pas de la marchandise. Cela ne veut
pas dire que les biens matériels soient méprisables. Leur achat et leur
vente impliquent un juste prix et le juste prix s’établit sur une base
de critères moraux, ce qui fait que les échanges économiques peuvent
être un acte de justice.
En ce cas, le fait d’acheter et de vendre, qui
est le propre des valeurs économiques, inclut une certaine valeur
spirituelle qui, à travers les valeurs non spirituelles, devient
concrète, fait partie de la vie. C’est pour cette raison qu’il serait
erroné de dénigrer, au nom d’un spiritualisme abstrait, les valeurs
économiques. Il serait aussi erroné de surévaluer, au nom d’un
matérialisme obtus, les valeurs économiques, comme c’est le cas
aujourd’hui. Il serait également erroné de mettre les deux catégories
de valeurs sur le même plan.
– des valeurs économiques, on en fait usage ;
– des valeurs spirituelles, on les savoure. L’expression est de saint Augustin, d’après qui,
– aux périssables, correspond le « uti », leur utilisation ;
– aux choses qui ne périssent pas, correspond le « frui » la jouissance.
Les premières sont un moyen, se consomment.
Les autres, en jouissant d’elles, croissent. Mais l’homme consumériste
n’établit pas ces distinctions. Pour lui, seuls comptent les biens
terrestres. C’est l’ère du plastique : avoir et user, utiliser et jeter,
avoir du nouveau. Eh bien il faut l’affirmer et réagir contre : la
métaphysique du la mort quasi totale de tous les idéaux. La maladie de
notre Occident jadis chrétien est l’abondance : avoir toute matériel et
avoir réduit au maximum le spirituel. Comblé d’objets, l’homme se sent
vide, tout le contraire de ce qu’écrivait saint Paul aux Corinthiens :
« N’ayant rien nous le possède tout entier ». Chaque civilisation
offre une vision propre à l’homme, et c’est par là qu’on peule juger.
Ainsi les civilisations du passé ont eu leur aristocratie en lesquelles
s’incarnait un idéal humain déterminé. On ne pouvait pas comprendre,
par exemple, la civilisation grecque sans connaître l’idéal du
beau-bien qui est sa fleur ; de la même manière on ne comprendrait pas
la civilisation médiévale si l’on n’espérait rien du saint, du
chevalier, du courtois.
Toutes les grandes civilisations ont fait
ressortir un type d’homme, un modèle humain qui, peut-être jamais, ou
quasiment ne s’est totalement concrétisé mais dont l’attraction
résultait fascinante, suscitant l’effort de tous ceux sur lesquels elle
irradiait. La civilisation moderne qui ne sait plus déjà ce qu’est
l’homme, qui ignore le sens de l’intelligence et se trouve amputée de
toute finalité, peut être définie essentiellement comme une
civilisation de moyens, une civilisation technique ; les moyens
eux-mêmes se sont convertis enfin. Posséder les moyens sera posséder la
fin. Il est évident que la richesse matérielle a toujours joué un rôle
important dans la société, mais jamais n’a constitué entelle-même un
objet d’admiration.
L’homme a constamment cherché l’or et
l’argent, mais jamais sa recherche et son obtention ne furent
considérées dans le passé comme la fin ultime de 1’intelligence humaine.
Pour les hommes traditionnels, la richesse n’était autre que ce qui
rendait parfois possible un effort créateur. Seule la société actuelle a
exalté la figure de l’homme consumériste dont la destinée finale se
réalise ici sur la terre. Ce fait de tout consommer qui nous atteint,
aliments, produits de toute espèce, modes, valeurs, idées, néologismes,
nouveautés, informations, idoles, marques, images, et tout cela d’une
manière frénétique, manifeste dans l’homme un désir profond de
s’assimiler à ce qui n’est pas, à ce que sa condition humaine ne lui
permet pas. Il s’agit là de l’expression multitudinaire et dégradée
d’une fausse extase qui exige de cet homme, de consommer chaque fois
plus et d’être chaque fois moins.
Voilà l’homme qu’on propose aujourd’hui, celui
de citoyen consommateur, l’homme anxieux de satisfaire ses désirs, un
homme réduit à ses nécessités matérielles. En dernière instance, tout
tourne autour de la passion, limitée en bonne part aux biens de
consommation. C’est là le propre del ’homme passionné : ne plus voir en
lui que sa passion, se laisser aveugler par elle, s’identifier avec
elle. La propagande moderne a bien compris cette fonction mutilante de
la passion quand elle sort de son orbite. Elle donne aujourd’hui un
homme « light » qui ne s’intéresse plus aux héros et aux saints. Ses
modèles sont ceux qu’ont triomphé économiquement, une race pleine de
choses, mais vide de tout l’essentiel, vide de l’être. Et c’est ainsi
qu’on forme une masse soumise à l’abrutissement quotidien des médias,
accoutumée à réagir personnellement, sans le moindre esprit critique,
pleinement soumise tout type de manipulation.
L’homme consumériste est donc un homme
inquiet. Non pas inquiet au sens où l’entendait saint Augustin quand il
disait que le cœur de l’homme est « inquiet tant qu’il ne repose pas en
Dieu », inquiet en raison de ses appétits supérieurs, mais inquiet par
sa recherche infatigable de ce qui lui est inférieur. Devant le rythme
spasmodique du progrès centré sur la technique, devant l’information
superficielle, les spectacles faciles qui nous inondent, l’âme ne se
développe en rien ; bien au contraire, elle se rétracte, et la vie
spirituelle diminue, perd en qualité. Lesbien être augmente pendant que
le développement spirituel se réduit. La surabondance laisse dans le
cœur une tristesse déchirante.
Non, il est impossible de confier toutes les
espérances dans la science, la technologie, la croissance économique.
La victoire de la civilisation scientifique et technique nous a inculqué
une sorte d’insécurité spirituelle. Ses dons nous enrichissent mais
nous soumettent aussi à l’esclavage. Tout se réduit aux intérêts, tout
est lutte pour les biens matériels, mais une voix intérieure nous dit
que nous laissons là de côté quelque chose de pur, de supérieur et de
fragile. Nous ne discernons plus déjà le sens, la finalité de notre
existence.
Alors reconnaissons-le, même à voix basse et
pour nous en corriger : engagés, attrapés dans ce mouvement
vertigineux, pourquoi vivons-nous ? Les questions éternelles demeurent,
il dépend de nous de réagir pour rester libres, de la liberté des
enfants de Dieu. Esclaves de Dieu, oui, esclaves de la chair, voilà
quiets contraire à notre dignité. Puissions-nous en prendre davantage
conscience avec la grâce de Dieu qui nous est toujours accordée très
largement.
Abbé Xavier Beauvais, prêtre de la de la FSSPX
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